Note de Jacques Josse publiée en avril 2021 dans la revue remue.net
Récit de Dominique Picard
Ce n’est pas
seulement de fin de vie dont il est ici question mais aussi du quotidien de
celles (ce sont en effet la plupart du temps des femmes) qui accompagnent les
personnes âgées dans leurs derniers mois, dernières semaines, derniers jours.
Pendant vingt ans, de 1988 à 2008, Dominique Picard a dirigé à Paris une
association venant en aide à ceux qui, malgré le grand âge, souhaitent terminer
leur vie (ou tout au moins rester le plus longtemps possible) chez eux. Elle évoque
les différents obstacles qu’il faut surmonter pour que cela se passe au mieux
et met en lumière le travail invisible, ingrat, harassant et déstabilisant des
intervenants à domicile.
« Ces appartements vétustes sentent la pharmacie et la poussière, de
grands salons, mais des cuisines et des salles de bain exiguës, des équipements
fissurés, qui favorisent des écoulements. Des fauteuils et des divans, on voit
les péniches sur la Seine, la Tour Eiffel ou le dôme de l’Hôtel des
Invalides. »
Il y a l’ancien juge, la photographe, le conseiller d’état, l’antiquaire,
le retraité de Gaz de France, le peintre, la morphinomane, celle qui fut miss
Allier, celui qui connaissait Jean Guitton, bien d’autres qui égrènent quelques
souvenirs de leur vie d’antan ou qui ne s’en rappellent tout simplement plus.
Il y a les doux, les odieux, les racistes, les amoureux, les irascibles, les
élégants raffinés, les petits bourgeois autoritaires et près d’eux, dans leur
appartement de gens plutôt aisés, les salariés de l’association qui passent des
heures, jour et nuit, au chevet de ces êtres en bout de course.
« J’explique le métier, les aides à domicile, des femmes, près de deux
cents maintenant venues d’Afrique : Cameroun, Sénégal, Mali, Burkina Faso,
Togo, Maroc, Algérie, Tunisie mais aussi de Colombie, d’Iran, du Liban, de
Roumanie, de Pologne, plusieurs, parfois, chez une même personne, la guerre
entre elles quand la mort est là avec les esprits mal intentionnés qui viennent
perturber les vivants, et les sorts. Dans mon bureau, on raconte ces dieux qui
font souffrir, on pleure, j’écoute. Les décès, sept, huit, tous les
mois. »
Outre l’immersion au sein de l’association, l’organisation mise en place,
l’appui psychologique, l’investissement humain que nécessite ce travail de l’ombre
et les frottements des différentes cultures – qui appréhendent la mort
différemment –, la force du livre de Dominique Picard réside dans la parole
donnée aux femmes qui assistent ces vieilles personnes, les voyant s’’étioler,
s’éteindre et les accompagnant jusqu’au bout.
Kayi
« Même si ce n’est pas la même culture, ni la même langue, on
parle le même langage humain. On ne voit pas la couleur des yeux ni celle de la
peau, on ressent. »
Nadia
« L’accompagnement, c’est une qualité de présence, ce qui
fait la différence. On travaille dans une dynamique de mort mentale, ça devient
une politique de récession, donc de mort. Il faut faire connaître notre métier
et qu’il soit mieux payé. »
Jasmine
« Je ne fais plus cas au racisme, j’ai dépassé ce stade.
J’aimais ses sourires qu’il me donnait sans se forcer. Il disait
"nègre" et à Bichat, il n’a eu que ça. »
Sadia
« Les bourgeois, ils n’ont pas d’affection, ils n’ont pas le
temps. »
Nicole
« Je l’aide et elle me répare. »
Asmaa
« La mort on y va tous, c’est comme un chat qu’on caresse, il
faut l’apprivoiser. »
Ces dizaines de témoignages, qui croisent le fil narratif adopté par
Dominique Picard, – à travers lequel elle donne du mouvement, de la vie et
parfois même de la légèreté à un sujet pour le moins délicat – ouvrent de
précieux espaces à la réflexion. On entre, concrètement, dans un monde peu
connu en suivant celles et ceux qui nous parlent avec simplicité de leur
travail près de ces êtres arrivés au soir de leur vie.
Dominique Picard, L’air du soir,
éditions Le bel été.
Jacques Josse
9 avril 2021